Aujourd'hui c'est une ambiance totalement différente qui s'est installée dans la voiture. Des soldats russes sont arrivés dans la nuit avec grand fracas. Ils ont réveillé tout le monde en parlant très fort. A première vue, je dirais que c'est une belle brochette de jeunes douraks. Le pire d'entre eux dort au-dessus d'Isabella. Après s'être saoulé en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, il a mis la musique à fond sur son téléphone, du rap russe. Personne ne dit rien. Ils paraissent tellement impulsifs et agressifs. Heureusement, le provodnik sait se faire respecter en haussant la voix. 
Ils comatent la majeure partie de la journée. A partir de Tioumen, il y a beaucoup d'entrées et de sorties chez les passagers. De nouvelles têtes font leur apparition, les visages qui commençaient à être familiers arrivent à destination. Le train est maintenant quasiment complet. Dans l'après-midi, notre petit espace devient un jardin d'enfants. Serioja, le bébé, attire les 2 autres enfants du wagon. Mais cela ne suffit pas à détendre totalement l'atmosphère. Ces soldats créent un malaise. Ils sont provocateurs. Micha décide de se mettre à l'écart pour ne pas rentrer dans leur jeu au moment où des "blagues" fascistes fusent. Ils quitteront le train la nuit suivante à Novossibirsk dans le même esprit que leur arrivée. Apparemment, ils se rendent à un camp d'entrainement et cela n'a pas l'air de les ravir.
En apparence donc, ce sont de jeunes idiots. En réalité, il me semble qu'ils soient plutôt les victimes d'un système. Révoltés, en colère contre le monde entier, contre un système qui a choisi pour eux un destin qui ne leur plaît pas. L'agressivité est leur défense. Le service militaire est obligatoire en Russie. Et si tu n'as pas d'argent pour corrompre le système et échapper à cette obligation, tu n'as pas le choix.
Le choix. Ne pas pouvoir décider de son propre destin m'apparaît comme le plus grand mal de la Russie. Les hommes doivent être forts et se battre. Les femmes s'occupent des enfants en silence. Nous avons une conversation à ce sujet avec Isabella. A Voronej, où elle enseigne l'allemand, elle a rencontré des militants pour les droits de l'homme. Ceux qui osent aller contre le système et dénoncer, reçoivent des menaces et finissent soit par partir à l'étranger, soit par se taire. Beaucoup choisissent cette dernière option et subissent. Comme les soldats.
Ce soir, deux hommes d'un genre totalement différent viennent prendre la place des 2 soldats. Ils sont tatars. Celui qui a le caractère le plus fort est fier d'affirmer sa position : il dirige une entreprise qui distribue de la bière dans toute la région. Photos à l'appui, ils exposent leur réussite : grosses voitures, beaux enfants, belles femmes. "Micha, combien coûte une Mercedes comme celle-là en Allemagne ?" Toutes les discussions tournent autour de l'argent. Pour eux, l'argent est le symbole même de la réussite. Igor nous rejoint. Il est comme hypnotisé par les 2 nouveaux venus. Je pense qu'Igor ne court pas sur l'or. Je ne comprends pas tout ce qu'ils disent, mais je vois son regard. Ils les envie : il regarde la grosse montre, le téléphone dernière génération, les photos de Mercédès. C'est terrible, je sens que ça le ronge de l'intérieur. Nous finissons la soirée tard, tout le monde dort. Pour tous ceux qui sont montés dans le train comme moi à Moscou, on s’apprête à passer notre 3ème nuit à bord. Difficile de garder mes repères spacio-temporelles entre le décalage horaire (4 heures maintenant avec Moscou) et le temps qui passe au ralenti à bord. Bizarrement je ne m'ennuie pas. J'observe et j'écoute. C'est un film à huit-clos à bord qui se déroule devant mes yeux, avec ses personnages, ses petites histoires...
Aujourd'hui, le décor était composé de taiga à perte de vue. Et plus de neige. Ça reviendra.